Dévoiler l’invisible au travers de son objectif, voici le crédo de Ken Wong Youk Hong. Egalement connu sous le nom L’Oeil de Ken, ce portraitiste s’est fait connaître grâce à son art de photographier les sans-abri. C’est avec sensibilité, humanisme et poésie qu’il capte l’essence de ces personnes qui croisent sa route. Lorsqu’il était responsable de prêt-à-porter, Ken partageait parfois des repas avec ceux qu’il appelle “ses amis de la rue”. L’homme, humble et amical, casse les cloisons de la société.
Portrait d’un homme qui ne rentre pas dans les cases.
Vous vous baladez un peu entre deux mondes. Le prêt à porter, les SDF... avez-vous l’impression d’être comme vos amis de la rue, ou bien d’appartenir à un autre monde?
J’ai arrêté le prêt à porter. Non pas que ça ne m’intéressait pas, c’est très intéressant. C’était un métier de contact, donc je suis entre les deux mondes. J’aime le contact, en fait. Que ce soit le contact d’un client ou le contact d’un ami de la rue, c’est intéressant. J’aime aller vers l’autre, j’aime que l’autre aille vers moi. Je ne fais aucune distinction entre l’homme de l’intérieur et l’homme de l’extérieur. Ce sont avant tout des Hommes avec un grand H.
Vous sentez-vous différent?
Oui, j’ai le sentiment d’être différent. J’en ai hérité avec mon statut de métisse. J’ai toujours l’impression d’être situé entre plusieurs mondes, d’être dans plusieurs mondes à la fois. J’ai le sentiment d’être en dehors et en dedans en même temps. C’est un héritage dû à ma peau, et aussi à mon parcours. Parcours où on m’a toujours appris que la réussite passait forcément par l’éducation, et pas par l’argent.
Pourquoi avoir choisi la photographie plutôt qu’une autre forme d’expression?
J’aime l’art visuel en règle générale. Je suis quelqu’un qui aimait et aime beaucoup le cinéma, même si j’y vais un peu moins qu’avant. J’ai vraiment cet amour pour l’image. Pas la belle image mais l’image crue, l’image réelle. J’aime beaucoup l’univers de David Fincher, qui est le réalisateur de Seven, de Benjamin Button, de Panic Room, de The Game etc... J’adore la photographie parce que c’est quelque chose de facile à mettre en œuvre, et qui vous donne un résultat instantané. On est dans le moment présent. J’aime capter les choses du moment présent et la photographie me permet de l’immortaliser. On peut prendre une photo aujourd’hui et la regarder dans 10 ans, elle gardera la même force narrative. Pour moi c’est un langage, une façon de parler dans laquelle on prend le temps. Je suis quelqu’un qui parle très vite. La photographie, au contraire, c’est quelque chose qu’on fait très vite mais qui reste là très longtemps et qu’on peut observer très longtemps.
Vous pensez que, par exemple, un regard sur une photo peut exprimer quelque chose de plus fort que les mots d’un texte?
Pas forcément, mais ça ne demande pas la même concentration. Un texte, ça demande de se poser, de lire... une phrase en elle-même n’a pas de sens, parfois. Un paragraphe, ça demande plus de temps. La photo, c’est quelque chose qui demande moins de temps, et je trouve ça intéressant. Et puis il y a aussi un effet boomerang. Quand vous regardez la photographie, c’est comme si vous lanciez un boomerang. Et le boomerang vous revient en tête plus tard. Ce que je trouve intéressant aussi, c’est ce que la photographie peut engendrer plus tard.
C’est à dire, le boomerang?
Ça peut engendrer plus tard d’autres sentiments. Il y a le sentiment présent, quand vous regardez une photographie vous avez un sentiment qui naît. Et vous rentrez chez vous, et ce sentiment est peut-être plus fort ou moins fort. Je trouve ça intéressant. Avant, dans le roman, dans l’écriture, il y avait une forme de militantisme. Montesquieu, Victor Hugo... dans leurs écrits, il y avait une volonté de changer le monde. Je trouve qu’aujourd’hui, la photographie a repris le flambeau parce qu’il y a beaucoup de photographies qui ont permis de changer le monde, de faire changer l’avis des gens sur le monde. Il y avait par exemple cette photo célèbre d’une jeune fille qui court sous le napalm lancé par l’aviation américaine pendant la guerre du Vietnam. Cette photo a été vue, puis diffusée, et a fait changer l’opinion américaine sur la guerre du Vietnam. Quand ils ont vu ça ils se sont dit que ce n’était pas une bonne guerre donc l’opinion américaine a voulu que les troupes américaines se retirent du Vietnam. Je trouve que la photo est le nouveau média militantiste.
Qu’est-ce que la photo pour vous?
C’est un langage. J’aime bien aussi lier des mots à mes photos. Je trouve que ça ouvre le champ des possibles et ça permet de graver la photo dans le marbre. C’est peut-être aussi mon amour du cinéma qui fait ça : dans le cinéma on a de l’image et des mots, mais je ne me sens pas encore prêt à essayer de franchir le cap donc je reste dans ce que je maîtrise et ce que j’aime faire, la photographie.
Pensez-vous que l’art, donc la photographie par exemple, peut être une thérapie?
Je pense ouais. Je pense que la photo peut être une thérapie. Il existe déjà ce qu’on appelle l’art-thérapie et la photo thérapie qui permet à certaines personnes de changer le regard qu’elles portent sur elles-mêmes. Il y a des gens qui ont du mal à accepter leur image, on les aide à l’accepter avec la photographie. Ça peut être aussi une thérapie pour le monde. Moi, mon but avec les photos que je fais en général et plus précisément sur mes amis de la rue, c’est de permettre de changer le regard que les gens de l’intérieur ont sur les gens de l’extérieur.
C’est une forme de thérapie. J’essaie de guérir les gens de l’intérieur des mauvais stéréotypes qu’on peut avoir en leur offrant une autre image, l’image vraie des gens de la rue, qui sont des semblables. J’aime bien cette expression : l’autre est un autre nous.
Comment vous est venue cette envie de guérir?
C’est parti d’une volonté égoïste. J’ai perdu ma grand-mère, qui m’était chère. Et je me suis demandé comment faire en sorte que j’aille mieux. Donc je suis allé vers les gens qui souffraient, pour me dire, voilà, en voyant des gens qui souffrent peut-être que ma souffrance va disparaître. Et je prendrai du recul sur ma souffrance. Ça n’a pas été le cas. Je suis allé vers les gens de la rue. J’ai commencé à les prendre en photo en me disant, est-ce que si je prends en photo la misère, ma tristesse à moi va disparaître ? Ça n’a pas été le cas mais ça m’a permis de créer des amitiés. C’était ma thérapie. De quelque chose d’égoïste à la base, j’ai fait quelque chose d’altruiste. De plus universel.
Qu’est ce qui a forgé votre regard dans votre parcours de vie?
Mon éducation. L’éducation apportée par ma grand-mère, mon grand-père, ma mère. Mes rencontres amicales, que j’ai réalisées au Grand Parc. Ça m’a permis de me forger une vraie vision de la vie.
Le cinéma. Énormément. Sans tout le temps que j’ai passé à visionner des films dans des salles obscures ou devant ma télé, je ne pense pas que j’aurais eu cette envie de faire de la photographie. Ce qui a façonné ma vision aussi, c’est beaucoup la mythologie. Je lisais beaucoup de mythologie grecque quand j’étais jeune. Ce qui fait que quand je photographie mes amis de la rue, j’ai l’impression de prendre en photo des dieux parce que ce sont des surhommes pour moi. Ce sont des personnes qui survivent à des conditions inhumaines, et pour survivre à ça il faut être un dieu. Un dieu ou une déesse, bien sûr.
Pourquoi montrer aux autres les gens à travers vos yeux à vous? Qu’est-ce que ça peut apporter, dans quel but partager votre vision?
On a tous des défauts mais je pense qu’on a aussi énormément de qualités, et une de mes qualités, dans ma vision, c’est de mettre tous les gens sur le même piédestal. Avant la CSP, avant la profession, avant les moyens financiers...
Moi je vois avant tout des hommes et des femmes et c’est ce qui m’importe. Donc L’œil de Ken, c’est vous dire comment moi je vois le monde. Je n’ai pas la prétention de dire que ma vision est la meilleure, ou est la bonne. Moi, je vois juste comme ça. Ma vision, c’est juste une vision de générosité, et d’empathie. Une vision égalitaire. Que je photographie un chef d’entreprise, un homme politique ou un sans-abri, ma vision sera la même, la photo sera la même.
Si vous aviez le pouvoir de changer n’importe quoi dans le monde ou dans la société, qu’est-ce que vous changeriez?
Le principe de frontières. Je les ferais disparaître.
Qui est-on pour empêcher quelqu’un de venir chez nous? Qui a décrété à un moment donné que notre pays devait avoir des frontières? On est citoyens du monde avant tout. Et j’aime citer ça, cette phrase d’un poète slameur et ami que j’apprécie énormément. Il s’appelle Marc Alexandre Oho Bambe, il est lauréat du Prix Paul Verlaine de l'Académie française 2015 et est un humaniste : « quand un enfant naît, on ne lui dit pas bienvenue en France. On lui dit bienvenue au monde. »
Donc voilà, on est des citoyens du monde. Qui est-on pour empêcher un albanais, un ivoirien, un sénégalais, un éthiopien de venir chez nous? Il a le droit de bouger, de marcher. De toute façon, le monde s’est construit sur ça, sur de la marche. L’homme préhistorique a marché à travers le monde. Le monde est un. Moi je ne vois pas des pays, je vois juste un monde. Et j’aimerais que tout le monde ait cette vision-là.
Les frontières entre les pays, c’est un peu comme les frontières entre les gens de l’intérieur et les gens de l’extérieur.
C’est ça, totalement.
Les cloisons qui séparent les gens...
C’est faire sauter tous les murs, si j’en avais la possibilité. Les murs des maisons, les... Tout! Et qu’on soit tous au même niveau. Faire en sorte que la société soit plus égalitaire. J’aime bien cette phrase aussi, d’un rappeur que j’adore qui s’appelle Kery James: « J’me fous de ce que tu gagnes, c’qui m’importe c’est ce que tu partages. »
Voilà. Je ne suis pas contre les gens qui réussissent et qui deviennent riches, pas du tout. Par contre, le fait de réussir et devenir riche, pour moi, ça vous donne des droits mais aussi un devoir: si tu es riche, tu te dois de partager et d’aider celui qui a moins. Je ne suis pas pour la fin des richesses, juste pour le libre partage. Un vrai partage des richesses. Voilà.
Le mot de la fin?
J’ai envie de parler d’une photographe. Je vous invite tous à aller découvrir le travail photographique de Mary Ellen Mark qui est ma photographe préférée. Elle a fait un travail sublime qui s’appelle Tiny, où pendant 25 ans elle suit une fille qui est dans la rue, qui s’est prostituée et qui est dans un gang à Seattle. Je trouve que dans ce travail-là, il y a toute l’essence de l’humanité. Et je pense qu’en regardant ce travail, on comprend mieux l’Homme.
On remercie Ken pour cette jolie interview !
Nolwenn Tournoux I 23/04/2020
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