Il est difficile en quelques lignes de rendre compte de l’expérience FIFIB dans sa totalité après avoir été baladés pendant six jours entre le cinéma Utopia et les festivités nocturnes de la cour Mably. Plutôt que d’évoquer rapidement l’ensemble des films ayant défilés devant nos yeux la semaine passée, nous vous proposons un focus sur nos trois chouchous de cette édition 2021.
Seul regret : si les nuits succèdent aux jours, elles prennent parfois l’ascendant. Tous les cachets d’aspirine au monde n’ont pas suffi à assurer notre présence lors des projections du film Pleasure, assez peu stratégiquement programmé vendredi soir et samedi midi ; mais c’est aussi ça le FIFIB, la rencontre entre le calme solennel des salles de cinéma et le chant des sirènes électroniques qui, si vous vous y laissez prendre, se font un plaisir de vous noyer dans un océan de petites bulles.
After Blue (Paradis Sale) : Bertrand Mandico dans les Parages des Voies Mortes.
Hors-compétition. Sortie en salle : février 2022.
Aucun homme n’a survécu sur After Blue, planète refuge pour une poignée de femmes ayant fui une Terre mourante. En délivrant une sorcière-criminelle du nom de Kate Bush contre la promesse de voir ses désirs se réaliser, Roxy enfreint les lois de son groupe et est condamnée à réparer son erreur en traquant ladite criminelle sur son sentier de mort avec l’aide de sa mère, Zora.
Second long-métrage pour Bertrand Mandico qui parvient à s’affirmer en tant qu’auteur en ancrant des motifs et un style faisant désormais signature. Tout comme Les Garçons Sauvages, son premier long, sorti en 2018, After Blue (Paradis Sale) conte un voyage punitif amorcé par les forces coercitives de la famille et de la société, exil se révélant in fine quête initiatique. Aux figures d’autorité pure et monolithique se succèdent des figures charismatiques dont l’aspect nuancé est bien souvent déceptif, car c’est par une transformation intime et personnelle que les héros transfigurés peuvent dépasser leur aliénation.
La mise en scène, référencée, est celle d’un connaisseur plus que d’un fétichiste : conscientes ou non, les influences, qu’elles soient visuelles ou conceptuelles, se cantonnent au doux sirop du clin d’œil sans jamais tourner en méta-soupe indigeste. Difficile de ne pas penser au Globe d’Argent d’Andrzej Żuławski à la vue de ces grandes plages aux lumières oniriques reliées au ciel par des pieux sur lesquels pourrissent des cadavres, ni à la fantasy eighties d’un Conan Le Barbare ou de l’Histoire sans fin. Analogique jusqu’au bout de ses faux ongles, ses décors-diamants, costumes-néons, maquillages-electroclash, mais aussi sa pellicule, si précieuse pour un cinéma indé souvent fauché, font du cinéma de Bertrand Mandico un objet filmique, instantanément identifiable, organique et corporel. Le jeu de ses acteurs a quelque chose de musical, rythmé par une diction au fond du temps, plus littéraire que théâtrale.
Malgré son prémisse science-fiction, After Blue (Paradis Sale) repose sur les dispositifs narratifs du western métaphysique tout en revêtant sa plus belle parure queer-fantasy. Le chasseur de primes y est remplacé par une adolescente mystérieuse et introvertie, en quête de rédemption, car hantée par les morts causés par la réalisation de ses désirs profonds. Kate Bush, la sorcière-pistolero qu’elle traque, représente alors cette part d’ombre qu’elle devra assimiler dans sa quête d’individuation.
Roxy arbore un mulet peroxydé là où la totalité des femmes qui l’entourent ont de longs cheveux de jais, habillées de capes et chapeaux sombres, comme échappées d’un album des Sisters of Mercy. Si tous les hommes sont morts sur After Blue, c’est parce que le poil tue sur cette planète, poussant à l’intérieur du corps des mâles et obligeant les femmes à se raser constamment. Kate Bush, qui se distingue par sa nudité et son bras velu, incarne ce rejet systématique des normes sociales et des peurs collectives. Elle est mort et liberté, indissociable vérité.
Le Paradis Sale qui sous-titre le film est celui d’une utopie mortifère et vouée à l’échec, celle d’un monde sans mâle, incapable de transcender les dichotomies de genre. Le leitmotiv de cette utopie « tout est à faire rien à refaire » peint sur un billboard désolé, témoigne de son propre échec puisque sur After Blue, tout ou presque est répétition des schémas sociaux à l’œuvre sur Terre : mépris de classe, violence physique et symbolique, aliénation des individus à la faveur du corps social.
À l’instar des Garçons Sauvages, l’érotisme est une nouvelle fois central dans ce second long-métrage. Au diktat bête des corps glabres et du fluide dynamique imposé par l’industrie pornographique, Mandico répond par l’absurde. Un absurde dans lequel les poils sont partout et où champignons gigantesques et arbres-humanoides au visage-vagin de diamants, sécrètent continuellement leurs liquides biologiques. La nature est un coït infini, là où l’éjaculation pornographique est un marqueur spatio-temporel, témoin de sa propre dépendance envers l’instant masturbatoire dont elle est la destination. Objet de jouissance, mais aussi d’évasion, à la faveur de ces chenilles au dos trichomé que les protagonistes fument sans arrêt.
Cet érotisme crypto-païen témoigne aussi de l’héritage de William S. Burroughs dans le travail de Bertrand Mandico. Si Les Garçons Sauvages est nommé d’après un roman de ce dernier, il ne l’adapte pas, à l’exception d’une scène érotique entre les héros et une plante aux attributs humains. L’imaginaire du cow-boy queer sur un sentier de mort, mêlant passé et présent à un futur de science-fiction, a lui aussi déjà été travaillé par l’auteur de la beat generation, notamment dans Parages des voies mortes. La fascination pour les armes à feu de Burroughs se retrouve dans ce Paradis Sale, chacun des modèles d’arme portant le nom d’une marque de luxe, réflexion sur la capacité des forces du consumérisme à s’adapter à tout marché et à toute situation.
Certains décors peuvent parfois paraître un peu vides au regard de la vaste étendue de leur environnement : carence temporelle et contraintes financières, ou limite à cette volonté de brouiller les pistes en recréant des décors extérieurs en studio, et des décors studios en extérieur ? La qualité de jeu de certains seconds rôles peut parfois souffrir à la comparaison des performances habitées de Vimala Pons, Elina Löwensohn et Paula Luna. Cependant, avec un budget de (seulement) 2,5 millions d’euros, une équipe technique avoisinant les 35 personnes en moyenne sur le plateau et le refus numérique désormais caractéristique du cinéma de Bertrand Mandico, After Blue reste un sacré tour de force et réussi l’un des paris énoncés par le manifeste Flamme, co-écrit par Caroline Poggi, Jonathan Vinel, Yann Gonzalez et Mandico lui-même, à savoir, être « une flamme dans la nuit », celle du cinéma français, assurément.
Clara Sola : mettre le feu à la main qui vous nourrit.
En attente d’une date de sortie.
Recluse avec sa mère et sa nièce dans une maison au milieu d’une forêt tropicale du Costa Rica, Clara est connue pour ses dons de guérisseuse, hérités de sa supposée connexion avec la Vierge Marie. Ses différences, tant physiques que psychologiques, mais aussi et surtout le corset religieux entretenu par son éducation, en font une femme solitaire et taciturne. Son rapport à la nature et aux animaux est fusionnel, de nature quasi-magique : ses meilleurs amis sont une jument blanche et un coléoptère à qui elle insufflera une nouvelle vie grâce à ses dons.
Âgée d’une quarantaine d’années, l’imminence de la Quinceañera de sa nièce, rite de passage symbolisant pour une jeune fille l’entrée dans la vie de femme, fait écho à son besoin d’émancipation, tandis que les allées et venues d’un homme dans la maison font naître un désir charnel impossible à réprimer.
Premier long-métrage de la costarico-suédoise Nathalie Álvarez Mesén, déjà lauréate du Palm Springs Shortfest de 2016, Clara Sola véhicule une promesse oxymorique : celle d’un récit d’empowerment porté par la douceur et la poésie d’un réalisme magique.
Cette magie qui n’étonne personne car banalisée par le mysticisme catholique de sa famille, Clara semble pourtant la tenir de son rapport particulier à la nature, là où plus personne n’attend rien d’elle, cette même nature dont sa mère dévorante lui limite un peu plus l’accès à chaque fois qu’une crise éclate dans la maison.
Son rapport au corps des autres est ambigu : elle ne supporte pas les contacts physiques aléatoires, corollaires de sa faculté de soigner, et les vit comme des attouchements tout en entretenant un rapport très physique avec les animaux. C’est son rôle construit par le conservatisme religieux qui banalise et conditionne ses rapports physique au monde, là où la forêt, justement hors de ce monde, lui permet d’exprimer ses désirs.
Il pouvait sembler difficile de mettre en scène une situation aussi révoltante que cette quasi-prise d’otage familiale et culturelle, les éclats de colère sont d’ailleurs nombreux tout au long du film, occasionnant de véritables tremblements de terre, mais l’humour et la tendresse prédominent largement, jusqu’à un final illustrant l’idée suivante : lorsqu’il ne suffit plus de mordre la main qui vous nourrit, il s’agit alors de l’incendier.
The Beta Test : un pas en avant, deux point zéro en arrière.
Sortie en salle : 15 décembre 2021.
À la veille de son mariage et alors qu’il tente de signer un contrat important pour sa compagnie, un agent hollywoodien reçoit une lettre l’invitant à se rendre dans un hôtel pour une relation physique sans contreparties avec une inconnue. S'ensuit une chute vertigineuse dans la paranoïa et la violence pas toujours symbolique.
Troisième long-métrage pour Jim Cummings, ici en tandem avec PJ McCabe, après le retentissant Thunder Road et l’encore inédit en France Wolf of Snow Hollow. The Beta Test est le fruit d’un financement participatif pour un budget total de 350 000 $.
Jim Cummings, acteur-réalisateur qui a pour tradition de ponctuer ses apparitions en festival d’un retentissant « Fuck Hollywood », porte ici un personnage pas si éloigné d’un Patrick Bateman, trader-tueur en série de l’American Psycho de Bret Easton Ellis. La caméra s’attarde plusieurs fois sur ses canines carnassières ; son visage, binaire, passe de l’absence apathique au sourire forcé selon des circonstances qu’il entend bien transformer en opportunités.
L’affaire Weinstein ayant succédée à la crise des subprimes, l’agent et le producteur hollywoodien ont pris la place du trader new yorkais comme catalyseurs d’indignation, et si le monde de la finance a survécu à ses crises, c’est de l’effondrement pur et simple du système hollywoodien dont il est ici question.
La caméra, en mouvement sur quasiment chaque plan général, symbolise ainsi une ville et des flux en agitation perpétuelle, tandis que les personnages sont bien souvent prisonniers d’un cadrage à la géométrie carcérale. On pense au personnage féminin qui ouvre le film par un appel téléphonique, condamnée par une mise en scène suffocante dans laquelle le cadre est partagé verticalement entre sa cuisine et une vue sur les buildings de Los Angeles, deux perspectives étouffantes.
La violence, physique et meurtrière, apparaît comme la seule source de résolution des conflits entre hommes et femmes, un positionnement volontairement absurde qui souligne la quasi-banalité des violences conjugales, mais aussi un certain voyeurisme médiatique dans sa pratique macabre du décompte. Dans The Beta Test, la mort rend indifférent, elle est tellement présente qu’on ne la remarque plus.
Le film joue cependant avec les registres, et son comique de situation est une pommade soulageant la brûlure infligée par d’autres scènes plus crues. Rarement, un récit aussi crépusculaire ne se sera montré aussi amusant ; rarement aussi, des réalisateurs auront pris autant de plaisir à contempler ce crépuscule. À la question « comment ça va ton ulcère ? » , le personnage de Jim Cummings répond invariablement : « Très bien, ça me tue lentement ». La désagrégation de son corps renvoie à celle de l’industrie qui le frustre et le détruit : malgré son lifting de façade, réaction de survie suite à l’affaire Weinstein, le système hollywoodien, ulcéré, est sur le point de lâcher. Désespéré par moments, et de fait terriblement humain, le héros se lamente, conscient de l’obsolescence et de la toxicité d’un système avec lequel il fait corps :
Se superposant à l’affaire Weinstein, le raz-de-marée du « tout-numérique » est ici dépeint comme le dernier clou venant sceller le cercueil du système hollywoodien, réduisant les agences de talents à de quasi-agences de voyage dont la tâche se limite à réserver les avions et hôtels de leur célèbre clientèle, désormais directement plébiscité sur les réseaux sociaux.
Si ces mêmes réseaux servirent de plateformes aux lanceurs d’alertes, notamment dans le cadre du mouvement #metoo, tout comme de monture aux hérauts des luttes d’émancipations de la dernière décennie, c’est leur intrusive ubiquité qui apparaît comme la seconde préoccupation portée par The Beta Test. Après avoir accepté de se rendre dans un hôtel luxueux pour y coucher avec une inconnue les yeux bandés, le personnage de Jim Cummings finit par se demander s’il n’y avait pas une tierce personne présente dans la chambre. Bien qu’il s’agisse ici d’enfoncer une porte désormais grande ouverte, Cummings et McCabe nous rappellent que, dés qu’il y a médiation numérique, il y a toujours une tierce personne et nous avançons toujours les yeux bandés. D’après Jim Cummings, « Les menteurs et les infidèles vivent une époque compliquée » : c’est un article corrélant l’avènement de la cancel culture et la baisse du taux d’adultère aux États-Unis qui a offert son souffle primordial au film. Drôle de revers de médaille que cette percée puritaine dans un contexte de progrès social.
Si la scène finale commence par nous laisser entendre que fuir la technologie serait une solution, le film nous montre que nous n’avons pas besoin d’électricité pour faire avancer nos chevaux de bois, fixés aux carrousels sur lesquels nous semblons, décidément, tourner tous en rond.
Arthur Briere | 22/11/2021
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