Après avoir entendu bon nombre d’amalgames, pour ne pas dire d'énormes bêtises sur les cultures et peuples arabes ces dernières années en France et ailleurs, c’est avec plaisir et curiosité que nous sommes allés au Rocher de Palmer découvrir le nouveau film documentaire de Jacqueline Caux : Les Bad Girls des musiques Arabes - du 8e siècle à nos jours. Un documentaire engagé et passionnant sur la place des femmes et les enjeux autour des musiques arabes.
Avant la diffusion du long métrage, quelques mots de Jacqueline sur les différentes techniques, époques, personnes ou personnages et histoires que nous allons rencontrer. On sent très bien la passion et l’émotion de la réalisatrice, maintes fois récompensée. Elle nous parle notamment de l’histoire de Jamila, comme une introduction de ce récit, femme esclave, étant historiquement la première femme à avoir proposé une performance devant des hommes. C’était en 750 et déjà les femmes dites “libres” n’avaient pas le droit au chant ou à l’instrument, sujet important que nous retrouverons dans le documentaire.
Très vite Jamila fut adorée et elle forma plus de 150 femmes musiciennes, esclaves également. C’était la première cheffe d’orchestre. En 752, elle organisa 3 jours et 3 nuits de chant à la Mecque… Ce fut le tout premier festival.
La diffusion démarre, on rencontre très vite ce personnage qui tiendra le fil rouge du film à travers les siècles, Samira Ahmadi Ghotbi, actrice mais surtout plasticienne iranienne qui a également réalisé les différentes illustrations présentes dans le film. Une heure presque et demi de contes et combats qui se clôturent sur une performance slam de Maëlle et son ami, tous les deux membres de Ta Mère La Mieux…
Rencontre avec Jacqueline et Maëlle
Bonjour Jacqueline Caux et Maëlle, merci à toutes les deux pour ce merveilleux film et la performance slam à la fin, est-ce-que vous voulez bien vous présenter pour nos lecteurs en quelques mots ?
Jacqueline Caux, je suis réalisatrice de films essentiellement autour des musiques. J’emploie toujours le pluriel car il y a une telle richesse, une telle diversité. Je fais des films aussi bien sur la musique techno que sur les musiques arabes, les musiques contemporaines… Tout cela est pour moi extrêmement intéressant et important dans ma vie. C’est tout simplement essentiel et j’en ai besoin pour vivre.
Moi c’est Maëlle, je fais du spam mais aussi des études à côté forcément, on sait que c’est hyper important pour les parents. Je donne également des ateliers d’écriture dans des écoles, collèges, lycées pour tout type de publics et récemment j’ai créé Ta mère la mieux qui inverse les codes du battle rap pour en faire des compliments et promouvoir la bienveillance à travers les mots et les punchlines.
Si ces éléments ne sont pas réunis, je ne m’engage pas dans la création de films car vous savez qu'un film est un combat à mener : trouver les fonds, le faire valoir, etc.
Jacqueline, vous êtes connue et reconnue pour vos nombreuses productions (courts métrages, longs métrages, créations sonores…) pourquoi ce documentaire aujourd’hui, que représente t’il, quelle importance pour vous ?
Il est très important : au-delà évidemment du talent de ces femmes que je respecte et apprécie énormément, je ne m’engage jamais dans un film s’il n’a pas une dimension sociale et politique. Elle ne va pas être directement claironnée dans mon film mais elle est toujours présente. Par exemple, la techno a un lien avec ce qu’il se passe aux Etats Unis, le racisme, la destruction de l’outil industriel à Détroit, etc… Si ces éléments ne sont pas réunis, je ne m’engage pas dans la création de films car vous savez qu'un film est un combat à mener : trouver les fonds, le faire valoir, etc.
Par ailleurs, les films et les musiques sur lesquels j’ai envie de travailler sont les musiques qui s’adressent (aussi) au corps. Dans nos cultures occidentales on trouvait cela non noble et c’est FAUX. On a absolument besoin d’avoir un exutoire, un vrai plaisir, de s’envoler, grâce aux mots, aux fréquences… On a tout simplement besoin de cela pour vivre. Avant il y avait des chamans, des rituels. On a le droit de le recréer par exemple avec des battles de rap ou des rave parties, ces moments qui pour moi sont l’équivalent de rites chamaniques, de transes et aussi de rituels partagés.
L’intérêt c’est le collectif, et c’est de plus en plus important. On se rend compte du besoin de communier ensemble dans la joie, dans le plaisir, dans la beauté sous toutes ses facettes (elle peut être âpre, dure, sombre comme douce).
Portrait de Jacqueline
En revanche, dans le milieu du cinéma, nous ne sommes que 20% de femmes et encore je parle ici du milieu documentaire, dans la fiction il y en a encore moins
Jacqueline et Maëlle, selon moi, votre documentaire pour vous Jacqueline et Maëlle par ton slam soulèvent deux grands sujets, au delà des musiques et de la culture en général : le féminisme et les amalgames faits sur la culture arabe ; et pour aller plus loin l’Islam. Souhaitez-vous défendre vos engagements auprès des femmes et combattre les idées reçues ?
Jacqueline : En ce qui me concerne, les combats doivent toujours continuer. Évidemment ce n’est pas aussi difficile pour moi que pour ces musiciennes qui font face à des tabous qu’imposent le religieux, la société, la famille… Elles ont tout cela sur les épaules. En revanche, dans le milieu du cinéma, nous ne sommes que 20% de femmes et encore je parle ici du milieu documentaire, dans la fiction il y en a encore moins. Je disais en riant l’autre jour auprès d’un producteur : « Le prochain film que je veux faire, c'est western ! » et j’ai tout de suite vu sa gueule parce que pour lui ce n’est pas pensable… Dans leurs esprits, il faut tout de suite trouver un homme pour m’accompagner sur ce projet.
Concernant Maëlle, je dirais que cela lui demande une force, il faut qu’elle arrive à passer au dessus de ces hommes qui ne font que mal parler des femmes en étant quasiment seule, donc c’est des forces qu’il faut avoir : psychiques et morales ; pour se confronter à ça et arriver à tracer sa route quand même.
Donc vous voyez que les luttes ne sont bien entendu pas les mêmes mais en même temps c’est vrai que je suis chargée de ma mémoire, même si elle peut parfois m’encombrer… ;)
Maëlle est plus en rapport avec son époque.
Il faut se forger une posture en fait, une carapace ou une armure presque.
Tout à fait. Et je dirais que c’est féministe mais pas que, c’est politique aussi et on vient renverser des valeurs qui sont reconnus par l’ensemble du monde rap. Se confronter à ça c’est très courageux.
Portrait de Maelle
Maëlle, tu as dit tout à l’heure que je trouvais intéressant « à l’école on ne nous donne pas le droit de » ce qui est très vrai et pourtant en opposition avec notre monde aujourd’hui où l’on dispose d’un champ d’expression immense. Peux-tu nous en dire plus sur ça ?
Si on prend l’exemple des enfants ou des adolescents, la plupart de leur temps ils le passent à l’école et on leur apprend à se taire : il y a un prof qui sait, qui « donne le savoir », ils écrivent et ils se taisent. C’est paradoxal puisqu’on est dans une société où la parole se libère de plus en plus mais finalement on ne donne pas forcément les outils, les méthodes pour qu’elle puisse se libérer. Alors oui du coup elle se libère mais uniquement pour les personnes qui ont réussi à s’affranchir de toutes limites et auto-censures. Donc c’est hyper important je trouve de donner ces outils là. Tu parles du féminisme, c’est intéressant parce que la parole de la femme se libère de plus en plus et donc il y a ces mouvements qui font avancer les choses mais je pense qu’il y a tellement d’autres sujets qui mériteraient une évolution mais il n’y a pas, encore une fois, la possibilité de s’exprimer et ça contraint l’avancée de ces mouvements. Les arts de la parole sont pour moi hyper importants pour permettre l’expression et défendre des causes.
C’est paradoxal puisqu’on est dans une société où la parole se libère de plus en plus mais finalement on ne donne pas forcément les outils, les méthodes pour qu’elle puisse se libérer
À mon sens ; et c’est ce que vous disiez toutes les deux à votre manière, on a quand même été censurés ces deux dernières années, même si je sais que ce mot en ferait bondir plus d’un. Du coup, on retrouve le besoin d’expression, de réunion et encore plus de communication. Mais malgré toutes les révolutions qu’il y a, on ressent quand même une certaine frustration inter-générationnelle, dû à ce qu’on appelle aujourd’hui la bien-pensance, qu’en pensez vous ?
Jacqueline : Par rapport à ce que disait Maëlle, il y a parole et parole : c'est-à -dire qu’il y a la parole convenue, la parole acceptée et celle qui va vraiment déranger. Par exemple, Cheikha Remitti ou Hadda Ouakki, tiennent des propos que normalement elles ne devraient pas tenir donc c’est là la question : comment franchir la ligne qui n’est normalement permise à personne de franchir et pourtant d’y aller. Au point qu’en effet, par Cheikha Remitti quand on a voulu la faire jouer, on nous avait dit qu’elle était morte alors qu’on la retrouvait dans le quartier de Barbès à Paris. Ça veut dire qu’elle avait vraiment franchi la ligne blanche ou rouge je ne sais laquelle.
Comment est-ce qu'on dit vraiment les choses alors qu’on sait que ça, ça va vraiment déranger? Je le disais tout à l’heure, on ne va pas réussir à fêter l’indépendance de l’Algérie et je compte me battre là dessus mais vous savez personne ne veut m’entendre le dire. On me ferme pour cela. Dans le rap et dans le slam c’est la même chose : il y a des textes qui sont admis et il y les mots, les paroles qui dérangent.
Je reviens sur la partie plus technique de votre documentaire Jacqueline. Vous nous expliquiez manquer d’images dû à l’ancienneté de vos recherches. Est ce pour cela que votre film est construit comme un conte ou est-ce plutôt un clin d'œil aux contes arabes ?
C’était vraiment les deux. Au départ la problématique était comment trouver la solution à l’image manquante ? D’abord je voulais raconter la belle histoire des femmes en lutte depuis toujours. Et comme j’aime beaucoup la littérature arabe, j’aime notamment penser aux contes des milles et une nuit.
Donc je me suis dis je vais essayer de me rapprocher de ça et c’est à partir de ce moment là, en construisant mon discours, que j’ai eu l’idée de faire faire les illustrations. J’ai donc rencontré Samira Ahmadi Ghotbi qui est magnifique, à qui j’ai donné mes textes et les textes lui ont inspiré les dessins qui pouvaient jouer avec.
Il fallait quand même après que j’arrive à caler ces desseins dans une sorte de réalité, créer de vraies images, les mêler. Plus on avançait dans le film, plus on rencontrait des personnages vivants. Sauf Cheikha Remitti qui est venue rompre ce passage entre Youshra Dhabi et Soska, rappeuse égyptienne parce-que là on quittait le chant classique pour arriver vers des musiques plus populaires.
On ne peut pas avoir une bonne santé mentale si on n’écoute pas de la musique. C’est du flux, de la vie, du mouvement.
Je voudrais parler avec vous du droit à la musique, au-delà du droit c’est un besoin fondamental, on s’en est rendu compte, par les différentes histoires que vous nous racontiez personnelles ou autour de votre documentaire. Qu’est ce que vous pouvez ou souhaitez en dire ?
Pour moi c’est une nécessité parce qu’on exulte, on exulte ensemble et au même moment quand cet.te artiste ou cette performance va encore plus loin que ce qu’on avait espéré. Sans besoin de parler, on le ressent tous et on le voit car il va y avoir un cri, un applaudissement général. On ne peut pas avoir une bonne santé mentale si on n’écoute pas de la musique. C’est du flux, de la vie, du mouvement. C’est absolument nécessaire. Et sincèrement quand je vois autour de moi les gens qui n’ont pas ce genre de plaisir ils vont moins bien.
Maëlle : On a pu se rendre compte avec le confinement qu'écouter de la musique c’est un besoin vital c’est sûr, mais la vivre c’est encore plus fort. Quand on écoute de la musique chez soi on peut voyager, se transcender mais quand on la voit en concerts on est dans un espace temps, une bulle, on est dans le moment présent et nulle part ailleurs. Et cette coupure, elle est nécessaire.
On oublie aussi ce qu’on appelle les différences : le sexe, la couleur, la religion… On revient au collectif.
Jacqueline : oui absolument et il y a quelque chose qui se passe à ce moment-là qui est très important pour notre équilibre : c’est comme si le temps après lequel on est toujours en train de courir devient vertical, il est en suspend et on est tous dans une volute comme ça. C’est un temps suspendu dans lequel on est bien. Peu importe nos origines sociales, raciales, ethniques ; on éprouve quelque chose en même temps, sans penser à avant ou après. C’est unique, ce sont des moments magiques, de grâce.
Quels sont vos projets et actions futures ?
Jacqueline : j’ai rencontré des jeunes migrants, mineurs isolés, près du Mans, âgés de 15 à 17 ans, je leur ai proposé de les aider à faire un film en leur apportant des conseils et tout le matériel vraiment pro pour mettre en lumière leurs envies et leur créativité. Mais ce sera leur film, moi je n’interviens en rien. J’ai les crédits pour le faire.
Maëlle : finir mes études, ensuite continuer les ateliers, c’est très important pour moi. Et continuer de développer ces battle de compliments, mettre l’art de la punchline au service de la bienveillance.
Merci Jacqueline et Maëlle.
Personnellement, j’ai passé un très beau moment entre le documentaire et l'échange avec Jacqueline et Maëlle. Parler de la puissance de la musique, de la force des artistes, quelque soit la culture, le style ou l’origine nous rappelle quotidiennement à quel point elle a sa place dans notre monde.
J’espère que Les Bad Girls des musiques Arabes - du 8e siècle à nos jours sera sélectionné au Musical Ecran 2022, festival de documentaires musicaux pour sa diffusion à plus large échelle.
On termine en musique avec M.I.A - Bad girls.
Réalisatrice Jacqueline Caux
Documentaire
Ta Mère La Mieux
Fanny Mielnitchenko I 20.12.21
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