Jusqu’au 19 novembre, l’exposition « Welcome to the ball » de Xavier Héraud met à l’honneur le voguing, du nom de cette danse urbaine créée par les femmes transgenres noires et latinos à la fin des années 70, à New York. À l’Espace 29, une vingtaine de ses photographies de balls - au cours desquels les vogueurs et leur house sont en compétition - mettent en lumière ces lieux d’expression artistique où les membres de la communauté queer vivent pleinement leur identité de genre.
Tu photographies la scène voguing parisienne depuis 2014. De ton point de vue, comment a évolué le mouvement depuis tes débuts ?
La scène ballroom est arrivée à Paris au début des années 2010. Moi j’arrive deux ans après. C’était un peu les débuts, et depuis ça a explosé. Les événements sont devenus hyper populaires : les balls à la Gaîté Lyrique amènent 700 personnes, les vogueurs sont bookés chez Aya Nakamura, on les invite à l’Elysée avec Kiddy Smile…
Il y a eu une vraie explosion, mais qui est bien gérée je trouve. C’est toujours compliqué pour les cultures underground qui deviennent mainstream : le fait qu’elles perdent leur âme, avec un peu d’argent qui rentre en jeu… Mais ça se passe plutôt bien et ça ne retombe pas.
Créé par les queers afro-américains et latino-américains, le voguing est un mouvement artistique où ces communautés discriminées ont une place essentielle. Comment as-tu réussi à t’immerger dans cet univers clos, au plus près de l’intimité des vogueurs ?
Je suis arrivé dans le ball parce qu’un des organisateurs m’y a invité. J’ai toujours été conscient de ça parce que c’est une culture qui est faite principalement par et pour des personnes racisées : moi je ne le suis pas. Je me suis dit je suis blanc, je suis respectueux.
Pour trouver ma place et montrer que je n’étais pas là juste pour profiter et me casser, à chaque ball je me suis imposé un truc un peu absurde, un peu anti-photographique : je photographie tout le monde, comme ça à la fin tout le monde a sa photo.
Et petit à petit j’ai commencé à faire partie de la scène : la House of Ebony est venue me chercher. J’avais un pied à l’extérieur, et un à l’intérieur. Donc c’est une culture qui est très communautaire, mais qui accepte tout à fait les personnes extérieures, pour peu qu’elles soient respectueuses. Mais j’ai toujours quelque part en moi un complexe de légitimité. Je le soigne en essayant d’être au service de la communauté.
En 2018, tu intègres donc la House of Ebony. En quoi cela a-t-il modifié ton expérience en tant que photographe ?
Ça n’a pas vraiment changé quelque chose dans ma pratique photographique quand je suis venu sur scène… Si ce n’est que je criais pour les Ebony quand ils passaient ! Mais le fait de participer à des défilés à forcément enrichi mon regard, et m’a permis de faire des choses supplémentaires. J’ai continué à photographier tout le monde, mais je me suis approché un peu plus près des gens. Il y en a une (ci-dessous) où un vogueur rase le crâne d’un autre, qui a été prise dans un Airbnb qu’on avait loué avant d’aller à un ball. Il y a un côté plus intime, plus Nan Goldin. J’ai mis cette photo pour garder une trace de cela, mais ça n’est pas ce que j’ai exploré dans cette exposition. En tout cas, ça pourrait être l’objet d’une deuxième.
A côté de ton activité de photographe, tu es également journaliste. Cela a-t-il une influence sur ta couverture des balls ?
Je n’ai jamais vraiment voulu faire la couverture de la ballroom, pour moi c’était un projet personnel et ça me semblait compliqué d’être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. J’ai dû le faire un peu pour le documentaire « Hold that pose for me », parce qu’on m’a expliqué à Hornet que si je ne le faisais pas, quelqu’un d’autre le ferait à ma place. Mais le voguing est une culture tellement complexe que tu ne peux pas la résumer en un article, en une exposition photo, ou un documentaire. Donc pour moi ça n’était pas un projet journalistique. J’ai mis du temps à accepter et à comprendre que c’était un projet artistique. Petit à petit, faire ces photos-là m’a rendu artiste, ça m’a permis d’exprimer cette dimension qu’il y avait en moi. Je suis un garçon de la campagne qui vient d’un milieu très modeste, ça ne me serait jamais venu à l’idée étant gamin de devenir artiste.
Depuis 1990, de nombreuses productions artistiques ont contribué à populariser la scène ballroom et le voguing (le documentaire « Paris is burning » de Jennie Livingston et le titre « Vogue » de Madonna en 1990, les photographies de Chantal Regnault entre 1989 et 1992 à New York, la série américaine « Pose » et l’émission de téléréalité « Legendary » plus récemment…). En quoi ton travail se différencie-t-il de ce corpus artistique ?
Chantal, c’est mon modèle. Son bouquin, il est incroyable. Ce qui est génial c’est qu’elle était la seule à faire ça pendant trois ans. Ses photos étaient déjà bien à l’époque, et quand tu les regardes aujourd’hui, 25 ans après, c’est un trésor. Dans mon côté journaliste, j’aime beaucoup bosser sur le travail de mémoire, les archives... Le fait que je prenne tout le monde en photo comme ça, je me dis que dans 25 ans ça aura une valeur inestimable. Tu vois le garçon sur cette photo (ci-dessous) : il est mort. Donc ces photos, c’est un témoignage précieux et dans quelques années ça représentera un monde qui n’existe plus vraiment. C’est un peu cette ambition là que j’ai : j’aimerais faire un livre un jour, un peu comme Chantal. Donc c’est un travail qui a vocation à être dans la durée. Alors je ne sais pas si je vais le faire encore longtemps, parce que je commence un peu à me fatiguer, mais dans quelques années ça représentera quelque chose et j’aurai raconté cette histoire…
D’où vient cette fatigue dont tu parles ?
J’ai du mal à me renouveler. Je commence à photographiquement m’ennuyer un peu, à avoir fait le tour du sujet. Les photos de balls, les danses, les portraits… Je les ai toutes. Chantal a fait trois ans, moi ça fait déjà huit. Mais bon, ça fait déjà deux ans que je dis ça, et je fais toujours des photos ! L’une des raisons pour lesquelles je continue d’y aller c’est que j’ai des amis là-bas, et que je suis toujours content d’y être.
Paris, Nice, Bordeaux… En quoi tes photographies résonnent-elles différemment selon leur lieu d’exposition ?
C’est ma première exposition. À chaque lieu elle résonne différemment parce que c’est de mieux en mieux. Pour la première, dans la mairie du Xe arrondissement à Paris, personne ne m’a aidé pour la scénographie. Je crois que c’était l’exposition la plus vue de ma vie parce que c’était dans le hall de la mairie, il y avait beaucoup de passage. Pour la librairie Vigna à Nice, j’ai obtenu plus d’aide : c’est la première fois qu’il y avait une scénographie que je trouvais intéressante. Là, à l’Espace 29, on m’a encore plus aidé : Pierre-Antoine Irasque [le co-directeur de l’Espace 29, ndlr] et Dominique Beaufrère [de l'association Pour La Peinture, qui organise l'exposition, ndlr] ont apporté un regard très art contemporain.. Cette fois, c’est un vrai lieu artistique. Dans ma mue en tant que journaliste artiste, c’est une étape vraiment importante.
Ta photographie coup de cœur ? Pourquoi ?
Celle-là (ci-dessous) est un très bon résumé de ce qu’est une battle, un ball. J’en suis fier, elle a été très dure à faire : j’ai réussi à me mettre de côté, alors que je suis souvent derrière les juges pour faire mes photos.
Celle-ci (ci-dessous) est celle qui me touche le plus : ce garçon représente pour moi l’âme du voguing. Il a peut-être 20 ans et est d’une assurance phénoménale, alors que je l’ai vu arriver tout jeune, tout timide. Beaucoup de jeunes débarquent là à 16-17 ans, et le voguing leur permet de prendre confiance en elles et en eux. Pour avoir fait ce qu’il fait, pouvoir le faire avec une telle attitude et un tel regard est assez incroyable.
Infos pratiques
Exposition « Welcome to the ball »
Du 4 au 19 novembre 2022
Espace 29 - 29, rue Fernand Marin, 33000 Bordeaux
Entrée libre et gratuite du mercredi au samedi de 14h à 19h
Izia Rouviller ⎮ 15.11.2022
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